Philippe Ségéral



Pierre Bergougnioux


Le porche de l'Erèbe


L'endroit où j'ai fait les expériences cardinales s'apparentait à un creux d'un kilomètre, à peu près, de diamètre, qu'un pouce renversé, comme au cirque de Rome, aurait imprimé dans le grès ocre, vers le permo-carbonifère. Nous étions cernés de collines dont le faîte bornait partout l'horizon. Il n'y avait d'ouverture qu'en ouest, vers la mer, où la rivière fuyait. Au nord, on butait aussitôt sur l'âpre escarpement du Limousin, la vieille échine bossuée, granitique, au pelage d'ajoncs, de fougères, de genêts. Il fallait peiner beaucoup pour gravir l'épaulement méridional, franchir de fortes rampes avant de s'enfoncer dans le sud où nous avions notre penchant, avec les esplanades calcaires et l'accent chantonnant, la sécheresse et la chaleur, le tabac, la tuile ronde et la vigne, le maïs, l'éclat riant du midi. Le monde, alors, quand j'y songe, affectait une forme irrégulière, très étroite, digitée. Entièrement atrophié vers le septentrion, il mordait d'une dizaine de lieues, environ, sur les terrasses du Quercy, se diluait, au couchant, dans la plaine aquitaine et finissait, de très abrupte façon, du côté auquel, formellement, du moins, nous étions rattachés, en est, où s'étirait en s'élevant le reste du département.

L'enfance est mystère, et doublement lorsque l'univers auquel on s'éveille est celui, agraire, fermé, millénaire qui a subsisté à l'écart du mouvement, de l'échange, de la modernité jusqu'au milieu de ce siècle et quelque peu au-delà, parfois, par endroits.

On bougeait peu. La campagne antique, autarcique, n'importait guère que le fer et le sel, les seules substances nécessaires qu'on ne tirât point du sol. Des pièces de seigle et de sarrasin cousues à la grande robe des bois parlaient encore du pain noir, des siècles de misère. Les chaussées bombées, sinueuses, plantées d'ormes et de hêtres, demeuraient en l'état où les avait laissées Turgot, qui fut intendant du Limousin sous l'ancien régime. Les villes de quelque importance avaient gardé l'ombre portée de la nuée sinistre qui couvrit le ciel de l'entre-deux-guerres parce que c'est l'époque où la contrée était sortie du temps, à supposer qu'elle y fût jamais entrée.

Ce contexte accidenté, acide, boisé, humide, à peu près intact, encore, conférait aux éléments du progrès, à la production industrielle, à la circulation des personnes et des biens, un caractère insolite, bien fait pour nourrir les rêveries les plus rétrogrades, les plus contraires à leur principe neuf, irruptif, agissant.

Leur combinaison la plus énergique, et par suite la plus discordante, se situait au pont de Bonnel, qui a marqué longtemps, pour moi, la limite orientale de la création. La vallée de la Corrèze, qui s'évasait vers l'occident, prenait à l'opposé des allures d'entaille dans la zone métamorphique, au pied du massif ancien. Par le défilé que l'eau s'était taillé dans la roche noire, la route et le rail, jouant des coudes, menaient, disait-on, vers la préfecture et au-delà, du côté de Millevaches, le berceau des sources — mille aquas — où le département culminait.

A peine avait-on quitté par une échancrure le petit bassin ensoleillé où se passaient nos jours qu'on se sentait gagné d'une inquiétude obscure, d'une oppression. Les parois ruisselantes auxquelles pendaient des haillons de mousse, se resserraient encore. L'eau écumait sur les rochers qui encombraient son lit et l'on était un moment à s'aviser que l'espèce d'accablement distinct qu'on ressentait tenait à ce qu'on avait aussi perdu le ciel, le remède qu'il procure aux tristesses de la terre. La micheline courait sur une corniche sinueuse, étayée, par places, de piliers noyés, de pans maçonnés. A droite, lorsqu'on montait, le roc grossièrement dressé à coups de pic coulissait tout contre la vitre. Il répercutait le mugissement du diesel logé sous la bosse à évents, derrière la cabine. On avait l'impression d'être emporté dans la carcasse de quelque pachyderme dont la micheline avait, aussi, l'allure déhanchée ou bien, comme Jonas, dans la panse du Béhémot. Je ne sais plus quelle crainte l'emportait, l'écrasement contre la muraille ou la chute fracassante dans les écueils et les bouillons de la rivière. La berme, par moments, n'excédait pas le mètre quatre cent trente-cinq d'écartement standard de la voie et sous le bas de caisse du wagon, lorsqu'on tournait, il y avait le vide. On se disait, tout bas, que ça ne pouvait pas continuer bien longtemps. La paroi hirsute, ténébreuse, l'abîme écumeux, blanchissant allaient empiéter sur la corniche et l'on serait puni de notre témérité.

C'est dans ces dispositions qu'on finissait pourtant par atteindre le pont de Bonnel.

En fait, c'est par la route, le plus souvent, qu'on s'y rendait pour y passer quelque mélancolique après-midi de dimanche. La chaussée, qui avait précédé le rail et qui courait à sa droite sur quelques centaines de mètres, lui coupait brusquement le chemin pour emprunter le pont ancien, en moellons de schiste. Deux voitures s'y croisaient à peine. Les camions devaient manœuvrer. Il avait été lancé en des temps d'immobilité ou d'extrême lenteur, sans véritable nécessité. Lorsque le flot motorisé atteignit la région, l'ouvrage fut purement et simplement désaffecté et un tunnel routier foncé droit à travers le relief qu'il permettait de contourner. Il était sans doute naturel que je l'aie regardé aussi longtemps qu'il a servi ou, en toute rigueur, qu'il est resté pour rien en service, non pas comme un pont à une arche sur lequel passer mais comme le porche par lequel entraient au bas pays, en tumulte, les cavales de l'eau aux crinières d'écume.

La voie ferrée, prise de court, butait contre le rocher. C'est pour elle qu'on avait percé une sorte de galerie de mine qui béait, noire dans la muraille noire, comme l'entrée du Ténare ou le terrier du dragon. Entre l'eau, en contrebas, et le ballast, juste avant le passage à niveau de la route et le tunnel ferroviaire qui s'ouvrait aussitôt après, une petite plate-forme en ciment, extraordinairement aventurée, avait été ménagée. Rouillée, fissurée, mangée d'herbe folle, frangée d'arbrisseaux hargneux, de prunelliers, d'acacias, d'épine blanche, elle était munie d'un bastingage du côté de la rivière et puissamment instrumentée. Elle portait deux grands coffres de fer biseautés, cadenassés, peints en gris artillerie, une sonnerie — je suppose — protégée par un bulbe métallique à opercules badigeonné du même gris, monté sur pied, ainsi qu'un signal optique fixé au sommet d'une colonne en fonte cannelée. Mais l'élément le plus énigmatique de ce mobilier dur, pesant, sommaire planté en pleine sauvagerie, c'était un poste téléphonique sur pied, lui aussi, avec un cornet de fonte pivotant assujetti au boîtier et, à côté, une anfractuosité ronde dans laquelle on était censé parler. L'apparition d'un voyageur dans ces solitudes semblait plus improbable encore que le passage d'un train, fût-ce d'une micheline pareille, un peu, à un jouet, par les étroits. On ne voyait âme qui vive dans le paysage de ravins et de crêtes, d'eau courroucée, de mauvais taillis, de rochers. C'était la fin du monde, en avançant.

Aussi le site est-il resté pour moi non pas la dernière halte, angoissée, facultative, au pied des hauteurs mais l'antichambre de l'inconnu, le parloir où questionner l'esprit du lieu. La Corrèze qui soufflait comme nous quand on est hors d'haleine voulait dire quelque chose des lointains. Le tunnel abritait à n'en pas douter quelque bête qui avait jour des deux côtés et j'ai failli soulever le cornet de fonte, y appliquer mon oreille pour surprendre le secret de la terre, la voix caverneuse des mondes inférieurs. Je n'ai pas osé. Un vertige me prenait, penché sur le garde-corps surplombant le courant jonché de brisants. L'opaque obscurité du tunnel me tenait en respect, à distance et qui sait quel empire exerçait jusqu'à la surface du jour l'organe de l'Erèbe que captait, peut-être, le lourd cornet fixé au bâti de métal.

Telles furent les chimères qui hantaient l'étranglement de la gorge, à Bonnel, au bord de l'orient. Ensuite, je suis parti. Et quand, des années plus tard, je suis revenu dans ces parages, en voiture, la route déviée, doublée, isolée par des glissières, passait au large. Je n'ai pas pu vérifier les suppositions, dissiper les attentes et les craintes que l'endroit avait suscitées. Elles veillent, désormais, dans la contrée de ma mémoire et c'est en rêve que je continue de les éprouver.



[Sous le titre Le pont de Bonnel, ce texte a été repris dans Un peu de bleu dans le paysage (2001), éd. Verdier, pp. 7-13)].


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