Philippe Ségéral


Bernard Chambaz

Ségéral une histoire d'éclipse

Il est bon que de temps en temps le mineur de plomb consente à lâcher un mot, nuit étoilée ou naufragés ou mélancolique, voire n’importe quelle bordée de lettres. Bien sûr, on n’est pas si bête, et on a reconnu la nuit étoilée et les naufragés et la part de mélancolie qui nous attache au monde, même si on était en droit de reconnaître d’autres images, des feux d’artifice un tourment nuageux la grève, mais les mots sont là pour confirmer un sentiment des choses déjà obscur, sans quoi nous serions dans un noir encore plus opaque. Et on n’a pas besoin d’avoir dormi sous une yourte pour en saisir l’immanence. La preuve.
La mine est un petit bâton de cristaux de graphite. Elle a ainsi l’office de tracer, accomplir, mettre au parfait. Le miracle c’est quand le parfait demeure présent. On ne doit pas s’étonner d’un paradoxe : ces mines — qui creusent vers les origines — ont la faculté de préserver les fondations et ramener tout ce qui peut l’être des ténèbres. Il y a souvent un peu d’encre et de fusain, un doigt de pierre noire. Le plombier veille sous le vaste cosmos tumultueux, attentif aux atomes amoureux de Lucrèce et à ses tourbillons. Il est encore ce cavalier solitaire de 1997 qui fuit à toute allure vers le bord ouest de la feuille, à travers la steppe, pas la forêt, mais qui fuit.
On ne prend pas un risque majeur en situant l’émotion au principe de l’œuvre d’art. Pound l’a répété, dans sa cage, pour en citer un qui vous aurait transporté Apollon et Daphné jusque sur les pentes enneigées du Fujiyama ou les vertes prairies de Pennsylvanie. L’émotion est intense et palpable. Il faut trembler avec les deux protagonistes de l’action, les deux coureurs, les feuilles dans les arbres, les vibrations de lumière, avec celui qui veut et celle qui veut autre chose. Il faut éprouver un profond trouble. Quant à la rencontre, elle se noue dans un territoire qu’on imagine entre la Thessalie, Rome, un rebord néolithique du Massif Central, Paris.
Cela dit, on a affaire à un mineur de plomb qui est aussi un lecteur (dans le texte). Ce n’est pas une nécessité. Pourquoi le timide Soutine — qui ne fréquentait pas assidûment les auteurs latins — n’aurait-il pas fait place aux Métamorphoses ? Mais c’est comme ça. Chacun a commerce avec quelques mythes. Cet état facilite le partage de notre lot commun. Nos maîtres Vernant et Vidal-Naquet nous ont instruits, le monde méditerranéen s’en est ensuite chargé, de façon buissonnière, les étés par rafales, écrasés de chaleur, heureux. Il importe de ne pas oublier qu’on vient aussi de là (là-bas). « Ce sont les histoires qui m’intéressent », c’est lui, le mineur de plomb, qui l’a dit, ça tombe bien, parce que moi aussi je n’échappe pas à la force d’attraction de ce qui advient. Et, après tout, le compagnonnage ne manque pas d’allure, l’aimable cavalier Montaigne est bien venu aux livres par là.
Ovide, la Métamorphose, que le cavalier met au singulier, alors que les quinze livres en comptent des quantités industrielles, les métamorphoses dont on sait que le prophète barbu de Hampstead a fait une de ses intuitions souveraines. Une question à poser serait peut-être la place précoce de Daphné et Apollon dans l’ouvrage. En tout cas, tout commence par une invocation aux dieux, en même temps qu’au lecteur (ce qui réconforte et encourage la lecture). Le fil de l’intrigue impose un limpide comment ça va finir ? Au point de départ, après l’invocation, on fait face au chaos : vite décliné en latin, « pondus », bloc, masse, qui à la fois pèse et est suspendu, et bientôt penche et pense et thésaurise, tout est déjà là, incroyablement, dès les premiers vers. Ovide commente : amas confus d’éléments disjointés. Depuis on se borne à quelques gloses et coups de mine en marge.
Donc il s’agit du premier amour d’Apollon. Eros est blessé par le jeune dieu qui s’est moqué de son carquois, en lui concédant le flambeau (pour allumer les cœurs), lui déniant les flèches (destinées à abattre les bêtes féroces et les monstres). Il envoie alors une flèche acérée sur Apollon (la même sur Baudelaire) et une émoussée sur Daphné (l’embout en plomb). Du coup, Apollon désire la jeune femme qu’il voit : Daphné au fond des bois. Il admire et imagine son corps, il voudrait le toucher. Tout est dit. Ou presque. Evidemment, ce serait trop beau, Daphné fuit plus rapide que le vent, effrayée, insensible à ses paroles présomptueuses, « tu ne sais pas qui tu fuis et c’est pourquoi tu fuis ». Il énumère ses titres et ses pouvoirs comme un banquier romain. En désespoir de cause, il sort sa botte secrète : ma bouche dévoile aux mortels l’avenir et le passé et le présent. Rien à faire, alors que d’habitude l’expression d’un désir divin connaît un accomplissement irrévocable et immédiat. Daphné précipite sa fuite, le souffle du vent soulève sa robe entrouverte, elle est sur le point d’être rattrapée, elle adresse une prière à son père : perdre son apparence par une transformation. Elle devient arbre. Apollon touche enfin au but, il sent battre le cœur (sous l’écorce). A sa place, je serais épouvantablement furieux et déçu.
Voilà à peu près ce qu’on peut lire (si on va vite).
Maintenant qu’est-ce que je vois ?
Ici quinze mines de plomb, selon une narration plus ou moins brisée, amenuisée, des paysages, quelques instants de pause dans la course, des noirs splendides où je reconnais d’emblée la trace virgilienne, le monde, mais là, pas d’Enfers, pas d’enfer non plus, ou alors seulement le désir inassouvi.
On a beau savoir, on ne se méfie jamais assez d’un bois. La sérénité reste à la lisière. L’émoi vous serre déjà le cœur. La lumière même semble contrariée par des paquets d’ombre. Ces bois-là renouvellent le stock de peur enfouie depuis la haute enfance. Derrière c’est la contrée sauvage, l’effroi opiniâtre, le cauchemar qui rôde. On a une petite idée du désir forcené qu’il faut pour plonger dans cette épaisse et sombre forêt. Une fois dedans, on est soumis à la loi des obliques, la double pente de l’horizon et du chemin qu’on gravit. Voilà l’Apollon oblique, celui des oracles souvent ambigus (« alors qu’un peu plus loin, un autocar fumeux et cahotant disparaissait sous le Parnasse enneigé », j’écrivais vers la fin des années quatre-vingt). Le corps divin se confond, animal, végétal, tavelé, moucheté comme le feuillage, on songe à Tintoret, moins la Daphné peinte sur les plafonds des Este à Modène que les silhouettes fuyantes d’Adam et Eve métamorphosés en mortels et poursuivis par le fouillis de l’Ange. La lumière persiste au-delà, puis sur la moitié droite du diptyque. Daphné passe sans visage comme si le désir n’avait pas de visage, sans tête comme autrefois S. Jean-Baptiste et Holopherne ou les dieux monothéistes. Elle ressemble à un ange, à une amazone, offusquée. Ensuite, la lumière est à son comble : un soleil de plomb, ou boréal, blanc, éblouissant, le vide autour, nous, les ombres seulement en dedans, Apollon encore en voyage chez les Hyperboréens (son éclipse). Apollon toujours, en kouros, de dos, alors qu’Ulysse ou le naufragé (donc l’homme) avance de face. Toutefois, son errance le rapproche des humains. Dans L’Iliade, il dit avec justesse le fossé entre les dieux et les hommes « pareils à des feuilles », ça tombe vraiment bien. Il amorce sa descente vers le fleuve, pas de berge comme la Vézère et le Mississippi, les vibrations de l’eau, le coude de la rivière le coude de l’homme, les bras épaules croupes etc, la coexistence des arbres morts et des arbres vifs comme dans les résurrections, l’homme planté là comme un arbre, qui reprend son souffle, une fureur mais silencieuse, loin du vacarme, la même opacité qu’au début de l’histoire, la rivière noire en plus. On ne saurait négliger la part du noir chez Apollon (les ténèbres et les rats autant que le soleil), un peu de l’angoisse de La Chasse de Paul Oiseau qu’on voit à l’Ashmolean museum d’Oxford, le rouge en moins. On devine une grève, un lieu de naissance, l’ilôt aride où les phoques enfantent. Et puis tout se dénoue très vite. Daphné fait face, provocante. Elle se parait des dépouilles des bêtes qu’elle avait tuées, elle apparaît en laurier ou genêt. Leopardi le justifie, le volcan tout près, la disgrâce, la création du monde. Et si c’était ce qu’il y avait de divin en l’homme : le désir demeurant désir, non pas la frustration, mais la capacité de désirer encore. Tant qu’on n’est pas mort.
Ce petit tour vient démontrer la vitalité des mythes, la pluralité de leur sens. Notre chance consiste à continuer à s’y adosser, à en découdre, quelle qu’en soit l’âpreté, voire le prix, à être disponible à l’égard de ce territoire où les hommes conversent avec les dieux. Evidemment, on aurait pu se passer de convoquer les noms propres (Lucrèce Pound Soutine Montaigne Marx Baudelaire Tintoret Homère Ucello Leopardi), mais outre qu’ils n’usurpent pas leur place et dessinent une espèce de nébuleuse qui nous éclaire du dedans, ils jettent des lumières fraternelles sur ces dessins. Et en toute légitimité, on pourrait établir une autre série avec une autre brigade de volontaires, Bernin Kawabata Dante Hegel Hampaté-Bâ, etc. S’agissant, à travers l’héritage humaniste, de ce qui fonde notre présence au monde, on n’a pas l’impression d’excéder le rôle qui nous incombe. Je reste émerveillé par ces noirs et ces blancs et ces gris, vifs, par leur réalité. Il n’empêche. Le ciel, je l’ai souvent vu, est bleu. Cela dit, bien malin celui qui prétendrait démêler les fils chez ce mineur de plomb, ce qui l’obsède forcément jour et nuit. Le prodige — et l’énigme et somme toute ce qu’on appelle l’art — c’est que je m’y retrouve, avec mon monde à moi, mes mots, mes images, les milliards de secondes décousues de ma vie.
En résumé, Daphné s’éclipse.
Et finalement, on est du paysage. Il n’y a pas grand chose à ajouter.


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