Philippe Ségéral



Pascal Riou


Frère têtard

« Jonas fut joyeux d'une
grande joie à cause du ricin. »
Jonas 4,6.

Brisants, volcans, arbres en feu, éclipses ; voilà un monde, pour sûr, sans répit ni repos. Cela ressemble bien plutôt à un fracas où s'entendent, continûment, le heurt des éléments, l'incendie dans la pierre et l'arbre, la mer contre les récifs, la ténèbre dans le jour : le rut des Béhémots dirait-on avec Hugo et son fils d'un moment. Car rien, semble-t-il, pour arrêter cela. Regardons par exemple ce frêne têtard qu'un malin génie m'a fait d'abord appeler frêle puis frère têtard (je reviendrai à ce lapsus). Un frêne donc : le bois dont on fait les manches de hache et de pioche, dont on coupe les rameaux pour les donner aux bêtes, cet arbre taillé en tête, ici juste un moignon — arbre amputé, réduit à tronc-plus-tête, ou tronc-plus-yeux, un têtard oui, une tête sans corps, sans bras, un batracien monstrueux, et donc, dans ce qui d'ordinaire est enracinement stable ou paix de la ramure, toute une violence, un nœud de conflits et finalement une parenté avec la lave, les fumées, les récifs mangés par l'écume.

Pourtant, s'arrêter à la seule violence serait mal voir ces ébauches. A bien les regarder, on apercevra plus qu'un combat dans ces volutes, mais une forme toujours en voie d'elle-même, forme d'une puissance sans cesse ni arrêt, d'une métamorphose permanente et donc au terme un rythme majeur et tout le contraire du chaos. Et, sitôt dit cela, les images affluent : atomes amoureux du vieux Lucrèce, fonds chthonien qui appelle la sandale mais aussi la sagesse d'Empédocle, sens du sublime que Kant nous aura appris et presque apprivoisé, sentiment enfin, si rare toujours, d'une nature perçue, vécue — conformément à son étymon — comme ce qui est à naître, voire ce qui doit naître.

Qu'une œuvre aujourd'hui charrie, oui le terme convient, charrie à la fois très consciemment et comme instinctivement tout cela, ce monde et ses échos, voilà déjà un mérite tant nous sommes las, souvent, devant ce mépris de tout legs par quoi notre temps claironne sa complaisance à soi.

Poursuivant par là je verrais aussi dans ce travail un second mérite : celui de nous inviter au choix dans notre rapport au monde. De fait je crois que ces dessins de volcans, d'incendies, de tempêtes, ne sont pas là d'abord pour rappeler aux maîtres et (mauvais) seigneurs de la nature que nous sommes sa possible et parfois terrible autonomie, pas plus qu'ils ne cherchent à reconduire l'esprit vers quelque effroi sacré : cet archaïsme facile et de peu de conséquences quant à notre habitation du monde n'est pas leur lot. Non, il s'agit bien d'un choix, pas d'une rêverie. Libre à nous, disent-ils, de décider si nous ne voulons voir dans les choses qu'un spectacle — fût-il effrayant — ou si nous savons reconnaître en elles un foyer du monde. Oui libre à nous (malgré toutes les entraves et tous les déterminismes qu'il serait idiot de nier) d'avoir un environnement ou d'être, d'exister au sein d'un cosmos. Affaire certes d'expérience, ce qui manque cruellement à tous ceux qui n'ont connu de sentiers que balisés, mais affaire aussi de vouloir et de constance dans cette volonté. On le sait, la pollution lumineuse gêne grandement nos astronomes dans leur observation des galaxies et nébuleuses, mais elle ne nous interdit pas encore d'avoir le nez au ciel pour autre chose qu'une séance de bronzage !

Il y a enfin autre chose et plus profond encore, plus difficile à dire sans tomber dans la grandiloquence. Je perçois en effet une dimension plus grave que ce sens de la métamorphose pourtant si riche déjà puisque sens du vivant, de sa genèse. Et pour me faire comprendre je reviens à cet arbre et à son frère dressé dans l'été. Les voici : l'un meurtri, serré sur ses nœuds, frère têtard aux outrages et l'autre, l'élancé, debout dans sa majesté, cependant non comme son rival, mais comme sa promesse. Les regardant je pense soudain à Job recru d'écrouelles mais debout sous les sarcasmes des bien-pensants, puis s'avançant comme un prince et à Jonas rien moins que têtard perdu à fond d'abîme puis, son ricin flétri, anéanti sous la fournaise, sous ce qu'il croit son échec et celui de Dieu. Deux arbres pour évoquer deux êtres aussi tempêtueux que les éléments, tailladés par l'injustice et qui attestent de l'homme et ce faisant, instruisent la Puissance elle-même.

Est-ce trop s'avancer d'entendre dans ce travail qui se confronte à l'immense et donc certes à notre finitude mais aussi à son au-delà, une voix qui va de l'angoisse à l'émerveillement ? Car l'homme ici n'est pas absent et sa douleur pas sans leçon. Cette œuvre instruit, elle instruit de l'homme dans l'inachèvement tumultueux de la création.

« Ceins donc tes reins comme un homme,
je te questionnerai et tu m'instruiras. » Job 40, 7.

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